Rendez-vous le 16 !

C’était à Ikebukuro. Le rendez-vous avait été fixé quelques jours plus tôt, un peu au dernier moment, Kaori m’avait demandé quand j’étais libre pour aller chez lui.
– Tu sais, je suis assez occupé. Mes seuls moments libres sont les lundis qui viennent.
– Seulement les lundis?!
– Et oui… le 16 juillet ou le 23 juillet…
– Le 16 alors! C’est férié donc je ne suis pas au bureau.
– Va pour le 16.
– On se retrouve à Ikebukuro. C’est là qu’il habite. En début d’après-midi vers 13h.
Les rendez-vous professionnels avec Kaori – d’un naturel nerveux et confus – prenaient fréquemment le goût acidulé de l’aléatoire. Elle m’avait téléphoné le vendredi 13 pour le lundi suivant, le 16 donc. Du vendredi après-midi au dimanche soir, en un peu plus de 48 heures, elle avait réussi à m’envoyer plusieurs emails pour me dire que Kobayashi-san serait devant Mitsukoshi, puis que non, puis que si, pour finalement découvrir au moment d’arriver que Kobayashi-san ne viendrait pas en voyant Kaori à sa place.

La planète, voulant ajouter un peu de sel à ces rendez-vous inconstants, avait grondé à Niigata le matin et semé la confusion dans le nord du Japon et légèrement à Tokyo. Le jour même, c’était donc plusieurs appels pour reporter le rendez-vous d’une heure, puis de deux heures ou même beaucoup plus.
– Le problème Kaori, c’est la lumière. 18h pour moi, c’est trop tard, trop sombre. J’aurais du mal…
– Ah! la lumière… ok, je te rappelle!
Initialement prévu à 13h, le rendez-vous est passé de 18h, à 16h, puis 15h45 pour finalement se stabiliser sur 13h50 (13h50?!) avec un appel à chaque changement.

M’attendant à trouver Kobayashi-san, je cherchais une personne que je ne trouvais pas. Ce n’est qu’après quelques minutes que je réalisais que Kaori était là elle-même – et non son assistante – avec une inconnue.
– Ah Cédric! Je te présente Kaori Ishii. Oui, elle aussi s’appelle Kaori.
– Bonjour. Enchanté.
– Enchantée.
– Elle est réalisatrice. Elle va filmer la séance. C’est une pro!
Ah bon?! Il y a une réalisatrice?… Ca veut dire une caméra, un micro, des fils partout, un trépied et surtout l’impossibilité de bouger, de prendre des photos pendant le tournage… Il me semblait avoir été convoqué pour prendre des photos mais bon… et puis merci de m’avoir prévenu… d’acidulé, on goûtait au piquant comme lorsque quelqu’un ami versait des épices dans votre plat sans vous le dire.

En ce jour férié, Ikebukuro regorgeait de monde. Les magasins interpellaient les passants à coup de performances sonores des vendeurs disséminés deci-delà , certains équipés d’un microphone relié à un amplificateur. Toute discussion était impossible, les gestes eux-mêmes dangereux. Les gens se bousculaient aux entrées… ce qui ne devait certainement pas être le cas à quelques centaines de kilomètres au nord, où on comptait les morts et les blessés.
Nous ne pouvions pas nous faufiler avec tout notre matériel, nous prîmes un taxi même si ce n’était pas loin. De l’artère principale à 6 voies (6 voies en ville?!) partait une petite rue de 3 mètres de large où se trouvait sa maison. La différence était saisissante. L’avenue ne correspondait à rien, n’avait aucune ambiance ou personnalité. Il suffisait de faire trois pas dans cette ruelle pour avoir une impression de Japon, laisser passer un vélo, voir les chats déguerpir à notre vue. Comme un décor, la rue nous introduisait dans un univers parallèle, comme une préfiguration du monde ancestral dans lequel je m’apprêtais à poser un pied.
La maison peinte en blanc se trouvait un peu plus loin, sur la droite. Kaori sonna.

Il ouvrit la porte, nous invita à l’intérieur et nous souhaita la bienvenue dans sa minuscule entrée. Je retrouvais l’homme que j’avais photographié pendant sa performance quelques semaines auparavant. Il ne portait ni costume ni yukata mais de modestes vêtements d’intérieur. Rapidement, il nous poussa au deuxième étage, la partie réservée à l’accueil des invités ainsi qu’aux répétitions et entraînements. Les deux pièces du haut avaient cette odeur typique de la paille de riz tissée des tatamis. Le rez-de-chaussé correspondait bien à celui d’un vieux célibataire de 72 ans, en vrac et un peu odorant.
chez Kiyotayu
Il courait dans tous les sens pour nous recevoir, arrangea la table basse, sortit des coussins pour nous asseoir, alla chercher du thé en montant, descendant les escaliers plusieurs fois de ses petites jambes fatiguées par le temps. Kaori nous présenta, nous nous assîmes en seiza, sur les coussins.
– Je vous présente Ishii-san. Elle est réalisatrice et c’est elle qui va filmer aujourd’hui.
– Merci de m’accueillir.
– Vous connaissez déjà notre photographe: Cédric-san.
– Oui, bonjour.
– Bonjour. Voilà pour vous. Je vous ai apporté des gâteaux pour le dérangement.
– Ouh la la… tu fais comme les Japonais. Incroyable! s’exclama Kaori.
– C’est un plaisir et un honneur d’être ici. Les gâteaux ne sont que la modeste expressions de mes sentiments et remerciements.

Il repartit préparer le thé pour accompagner les gâteaux que Kaori et moi avions amenés. Je pouvais commencer à travailler, prendre des clichés de l’antre alors qu’il était en bas. Il y avait des trésors partout! Dans les coins, on trouvait de vieux articles, de vieilles affiches, de vieux objets, des cassettes, des vinyles et ce qui me semblait le plus précieux: ses partitions.
Il revint peu de temps après, l’escalier creux qui craquait sous ses pas était un signal pour nous tenir prêt. Il s’était changé et portait désormais un samue (作務衣). La panique de notre arrivée commençait à se dissiper, il s’assit. La réalisatrice et Kaori étaient parties je-ne-sais-où pour faire je-ne-sais-quoi. Le maître (å¸«åŒ ) était désormais à la table avec son instrument. Il avait sorti son shamisen d’un recoin de la pièce. Il l’avait d’abord délicatement déballé puis posé sur ses genoux. Il se mit à l’accorder avec toute l’attention du monde. L’instrument produisait des sons étrangers pour une oreille occidentale et les cordes passaient des aigus aux graves selon qu’il tirait sur les clefs. Il sortit une petite boîtes contenant plusieurs sillets de chevalet (駒). Je me penchai pour regarder ses nouveaux trésors et le voyais les choisir en fonction des caractères écrits en rouge à la base de chaque pièce. Fasciné, je lui demandai naïvement pourquoi il y en avait autant.
– Chacun produit un son différent. Ils sont fabriqués avec de la corne. Le nom du fabricant est écrit sur la base ainsi que le type en fonction des sons que je recherche.

Kiyotayu accorde son shamisen…

Le temps pour accorder son instrument fut assez long. Même s’il n’y a que trois cordes, cela semble être un travail laborieux.
– C’est difficile à accorder. Cette corde [celle du haut] vibre trop et je voudrais stopper cette vibration. Et puis le son est bizarre. Un shamisen s’accorde aussi en fonction des personnes. D’une personne à l’autre, l’accord est différent et donc les sons différents.

[audio:cours_kiyotayu.mp3]

Mon oreille ne pouvait ni comprendre, ni distinguer les différences. Je continuais de l‘observer pincer ses cordes.
L’apprenti (弟子) arriva. Lui aussi se changea avant de nous rejoindre à l’étage. Après les présentations, il lui montra les photos du tournage de deux semaines plus tôt que je lui avais apportées. Je me fis largement féliciter, d’autant plus qu’il semblait ne pas y avoir assez de photos sur le sujet selon eux. Voulait-il signifier qu’il n’y avait pas assez de photos de lui? Peu importait, j’étais flatté. L’apprenti s’assit devant la table et sortit ses partitions. Pendant que le maître partit faire quelque chose en bas, Kaori interrogea ce jeune homme sur son travail avec lui. Tout avait commencé 12 ans plus tôt. Il avait 29 ans… Leur histoire était donc déjà très longue. Ils s’étaient rencontrés grâce à un intermédiaire. Une connaissance.
Le maître revint. Le cours pouvait commencer.

Kiyotayu et son élève…

Assister en direct, dans une telle intimité, à ce cours de chant de kabuki permit de mesurer l’effort nécessaire aux chanteurs. Ils se faisaient face, une table basse entre eux, sur laquelle étaient posés leurs partitions, véritables outils de travail. Le maître au shamisen faisait répéter son apprenti et le corrigeait. Le visage de ce dernier se tendait, se tirait, rougissait, les yeux se gonflaient de sang sous l’effort. De la gestation d’un son – le ventre -, sa naissance – les cordes vocales -, à son extinction – les oreilles des auditeurs -, en passant par son articulation – la bouche -, des efforts puissants étaient sollicités afin d’exprimer le drame de la scène. La voix grimpait et dévalait les gammes à grand rythme. J’étais fasciné par les mimiques. Toute la partie inférieure du visage se contorsionnait: mâchoire, langue, lèvres, bouche ainsi que le cou… toute la charpente subissait des secousses comme le sol se déformant sous les vagues de fond d’un séisme. Le maître l’arrêtait et le corrigeait, chantait pour lui donner des indications et ils repartaient, recommençaient plusieurs fois de suite.
Il connaissait cette scène par coeur (certainement comme beaucoup d’autres scènes) et percevait chaque défaut de son apprenti. Il en oubliait parfois de tourner la page, tellement concentré sur l’écoute mais pouvait continuer sans problème. La complicité des 12 années de travail était palpable. L’apprenti comprenait aussitôt les corrections et, avec son crayon rouge, prenait des notes sur sa partition.

Je piétinais avec mes genoux. Je voulais prendre des photos de la séance mais ne pouvais pas en raison de la caméra qui tournait. Frustrations.
Je remarquais que les corrections portaient essentiellement sur l’expression des sentiments. Il améliorait la représentation dramatique afin de faire ressortir l’émotion de l’instant joué. Il reprenait ainsi la force de la voix ou la longueur de certaines syllabes par exemple. La différence était frappante. Déjà en voyant le maître le jour du tournage, j’avais été soufflé par sa technique. On mesurait toute la différence du savoir-faire entre les deux ce jour-là , dans l’intimité du cours. L’apprenti était en sueur. Il souffrait.
La partition sur laquelle ils travaillaient représentait une scène d’une vingtaine de minutes. Au bout d’un peu plus de deux heures, il n’avait fait qu’un tiers! J’imaginais alors les acteurs et les chanteurs sur scène, recouverts des strates vestimentaires des costumes, de l’effort, du jeu, de la danse… je comprenais ce qu’ils vivaient pendant toute une après-midi sur les planches. Je réalisais le poids du terme performance.

[audio:explications_kiyotayu.mp3]

Après la leçon – qui aurait pu continuer encore pendant 5 ou 6 heures – le maître se lança dans l’explication de l’histoire de la pièce. Fabuleux conteur, Il partait dans de longues descriptions du scénario.
– Dans cette scène, il fait très froid vous comprenez. La femme marche dans la neige, elle porte un foulard pour se protéger la tête du vent glacial et donc elle parle difficilement, à cause du froid et du foulard qui étouffe les sons et empêche l’articulation vous comprenez.
Et il se mettait à chanter pour illustrer la souffrance de cette femme de sa voix grave de vieux fumeur. Magistral! Nous étions tous les 4 fascinés, ne bougeant pas, vivant la difficulté de cette femme dans le froid. L’heure avançait et nous ne pouvions interrompre le flot de paroles et d’histoires qu’il racontait. Un grand narrateur!

Peu après, voyant ma fascination pour ces vieux manuscrits au papier fin, il expliqua la fabrication des partitions. J’avais énormément de mal à suivre en raison de la difficulté de la langue. Le vocabulaire utilisé se complexifiait avec des tournures techniques que je ne saisissais malheureusement pas. Je comprenais plus ou moins que le métier devenait de plus en plus rare et que les spécialistes pour calligraphier commençaient à manquer.

Le moment de partir finit par arriver. Charmés par ce vieux monsieur, nous nous levâmes à regrets malgré la fatigue. Un comble! Sans être ceux qui avaient subi le cours, notre concentration nous avait abattu. Il était 20h30, nous étions arrivés chez lui à 14h.

Il s’appelait Kiyotayu. A partir d’août 2007, il jouait au théâtre de kabuki à Ginza.

Le tournage chez Kiyotayu

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