Portraits de juin 2014

Cédric Riveau
▲ Hisako & Ritsuko, 62 & 52, ventes & femme au foyer – Marunouchi
Sur cette esplanade entre les deux avenues qui pointent vers la gare de Tokyo du côté de Marunouchi, je vis un homme enlever son chapeau et saluer en direction du palais impérial, le corps plié d’un angle à plus de 30 degrés… un salut très formel… son couvre-chef de nouveau sur sa tête, je me suis mis à lui parler, peu habitué à ce genre de révérence au cœur de Tokyo.
Comme j’avais repéré qu’il était en visite dans la capitale, j’avais un angle d’attaque plutôt aisé. Hisako n’a pas semblé perturbé du fait que je lui parle. Il s’est mis à chercher sa femme alors que je lui demandais s’il était seul. Cachée derrière un parapluie, il ne la voyait pas à 20 mètres en face de lui. Il a sorti son téléphone et j’ai observé sa femme regarder son combiné déconcertée, se demandant pourquoi il pouvait bien lui téléphoner alors qu’elle se trouvait juste devant lui.
Ils avaient passé le week-end à Tokyo et Hisako se trouvait là depuis quelques jours en raison d’un voyage d’affaires. Ils habitent à Nagoya et Ritsuko en avait profité pour le rejoindre et (re)découvrir une ville qui avait bien changé. Après Nakano, Skytree et Marunouchi, ils faisaient leurs dernières photographies de la gare fraichement rénovée avant de prendre le shinkansen qui les amènerait chez eux en un peu plus d’une heure et demie.
Hisako me présenta à sa femme le plus naturellement du monde et avec un grand sourire, elle fit un geste de la tête et me dit que c’était un plaisir.
Ils étaient restés chez leur fille qui habite à Kokobunji. Le matin même, ils avaient donc fait un arrêt à Nakano qui se trouve sur la même ligne puis Ritsuko avait voulu voir cette immensité d’une hauteur de 634 mètres, Skytree… qu’elle avait apparemment beaucoup apprécié. Elle n’avait pas revu Tokyo depuis très longtemps. Si longtemps qu’elle ne pouvait compter le nombre d’années qui séparait sa dernière visite. Hisako lui venait plus souvent mais ne visitait jamais. Cela l’intéressait beaucoup moins. Ritsuko sortit son iPhone pour me montrer le panorama qu’elle venait de prendre de la station, très fière d’avoir réussi.
Sans que je me souvienne très bien, Hisako en est venu à me demander comment était les Japonais, sans doute après que j’ai annoncé la durée de ma vie ici, mon intérêt pour le pays et la culture, ma connaissance du pays et notamment de leur ville. Selon lui, ils sont sérieux, ils ne blaguent jamais. J’avais pourtant en mémoire des crises de fou-rire avec mes amis ou encore de nombreux comiques. Non, pour lui, ils étaient sérieux ou bien des professionnels du rire qui faisaient cela comme métier comme à la télévision ou sur scène. J’ai trouvé la remarque intéressante, surtout de la part d’un homme d’un certain âge, sans doute un peu conservateur néanmoins capable d’une critique constructive.

Cédric Riveau
▲ Hisao, 70, café – Jimbocho
À vélo, je filais dans cette petite rue de Jimbocho parallèle à l’avenue Shinjuku lorsque je vis un homme en tenue décontractée qui entrait chez lui. Hisao avait la clé dans la serrure et s’apprêtait à passer le pas de sa porte. L’endroit, l’habillement, la maison m’ont donné envie de lui parler sans même avoir bien vu son visage. Ses cheveux blancs se détachaient sur la couleur de la porte. Son étonnement passa rapidement et il accepta avec un beau sourire.
J’étais intrigué par ce qui semblait être l’entrée d’un magasin juste à côté de nous. La céramique bleue, la porte en bois massif sombre, la poutre apparente qui séparait l’entrée d’une vitrine me poussèrent à lui demander de quel type de boutique il s’agissait. Nous étions devant son café qu’il tient depuis 15 ans. Le café Wisteria. En ce dimanche de juin, il était fermé comme chaque semaine. Au moment de prendre sa retraite, avec sa femme, ils avaient décidé de se lancer dans l’expérience commerciale. Auparavant, il était un salarié dans un service de gestion. Amusante reconversion que celle du service des boissons.
À 70 ans, il commençait à être un peu fatigué, il commençait à réfléchir à s’arrêter. Quand je lui demandais s’il s’amusait avec les clients, s’il avait fait des rencontres intéressantes, certes il acquiesça mais non sans un soupir pour me signifier qu’il souhaitait prendre sa véritable retraite. Avec sa femme, ils habitaient donc juste au-dessus. La porte qu’il allait ouvrir lorsque je l’interpelai donnait sur un escalier qui accède aux étages. Je levais les yeux vers une maison de plusieurs étages. Il avait fait construire le bâtiment il y avait plus de 30 ans et était propriétaire du terrain. Eu égard à l’endroit où nous étions, je me disais qu’il vivait sur un tas d’or.
De temps en temps, il avait des clients français dans son café car les bureaux de l’entreprise Saint Gobain étaient juste en face. Un immeuble que j’avais déjà repéré et pris en photographie auparavant sans remarquer qu’il s’agissait d’une compagnie aussi importante. Hisao ne parle pas français. Il n’est d’ailleurs jamais allé à l’étranger et n’a jamais vraiment beaucoup voyagé. Il a pu se rendre dans quelques villes connues du pays mais il voyageait principalement pour aller dans des onsen.
Avant de le saluer, je l’ai félicité sur la devanture de son café avec ses deux magnifiques poutres brutes qui encadraient la vitre qui donnait sur le café. Elles viennent de province, d’une maison traditionnelle et il a souhaité les récupérer pour donner du caractère à son magasin.

Cédric Riveau
▲ Yasuko, 74, professeur d’ikebana – Shin-Okubo
Une rencontre comme j’aime. Une gueule comme j’aime. Un caractère trempé dans l’acier comme j’aime. Yasuko, « Non, non mais appelle-moi Momoe (Momoé) ! J’préfère ! », m’avait percé à jour d’un coup d’œil. « Ah ouais, t’es photographe ! Tu veux m’prendre en photo ! Tirer mon portrait quoi ! Bon allez vas-y ! T’as l’air d’être un bon gars. J’peux voir que tu es gentil et honnête. J’aime les gens honnêtes moi. L’honnêteté, c’est important ça ! Les gens sont plus honnêtes de nos jours mais toi, tu as le cœur sur la main hein ?! Allez vas-y ! » Sauf que cela faisait déjà dix minutes que nous discutions. Yasuko/Momoe est intarissable et part absolument dans tous les sens, saute du coq à l’âne sans prévenir. J’avais du mal à la suivre. J’étais toujours trente secondes derrière, à essayer de comprendre ce dont elle me parlait alors qu’elle continuait. Un véritable interprétariat !
Je voulais lui demander son portrait. Elle traînait là, jouant avec sa canne que j’ai ramassée trois ou quatre fois et à regarder passer les gens, elle m’intriguait. Comme j’étais persuadé de me prendre un râteau – qui plus est violemment – j’y suis allé sur des œufs. J’ai donc commencé à discuter avec elle, je ne sais plus très bien comment. Avec Yasuko/Momoe, il suffit de lancer un sujet et elle part pour trente minutes. Ce qui était grandiose était son humour et son autodérision. Elle se moquait de sa crasse, de la moitié de ses dents qui n’existait plus, de ses cours d’ikebana qu’elle faisait quand elle voulait, de son courage à continuer à travailler, de ses élèves qui étaient des catastrophes et qu’elle avait beaucoup de mérite. Plus d’une fois j’ai éclaté de rire devant son sarcasme, saisi de constater une telle ironie chez une femme japonaise.
D’un revers de la main droite, en pleine discussion sur je ne sais plus quoi, elle désigna un homme âgé qui passait en vélo. « Tiens, v’là l’mari qui rentre ! » Il ne nous avait pas regardé, il ne nous avait pas salué, il ne s’était pas étonné une seule seconde qu’un Occidental parle à sa femme au milieu de la rue. Nous avait-il même vus ?
– Euh mais c’est vraiment votre mari ?
– Ouais, ouais… faut pas faire attention… après plus de 45 ans de mariage, faut plus se formaliser mon gars !
Je repartais de plus belle dans une crise de rire.
Yasuko/Momoe était née dans le quartier. Ce qui s’était transformé en village coréen n’avait rien à voir avec l’endroit où elle était née. Il n’y avait d’ailleurs pas de Coréens à ce moment-là. S’il n’y avait pas de grands immeubles qui s’étaient construits, elle regrettait la saleté, le bruit et l’insécurité qui s’étaient installés. J’aurais adoré qu’elle me montre des photographies de son enfance, qu’elle me parle davantage du quartier mais cela ne semblait pas l’intéresser. Dans les rares moments où j’ai pu me faire entendre, il me fallait monter la voix et insister fermement pour obtenir une réponse. Ce fut le cas sur ses enfants alors qu’elle me donna elle-même son âge.
Elle avait deux enfants dont un de la même année que moi. Un hasard qui lui fit plaisir. Il s’agissait de l’aîné et il était né en décembre. Yasuko/Momoe me raconta qu’il la protégeait lorsqu’elle se faisait engueuler par son mari. « C’est qu’il a mauvais caractère le mari ! »
Moult fois, elle me parla de son métier. Elle se répétait et je trouvais cela attachant. Lorsqu’elle parlait d’elle, elle se frappait la poitrine ou le nez comme dans un geste autistique. J’étais impressionné.
La dernière chose qui me frappa et qui paraissait pourtant logique fut les interpellations de quelques passants. En habitant dans le quartier depuis si longtemps, forcément, elle connaissait du monde, ses voisins dont certains devaient être dans ses cours.
Elle tint à se lever pour me saluer et à me serrer la main. Elle voulait surtout me remercier de s’être intéressé à elle, de l’avoir écoutée, de lui avoir fait passer un moment plus rapidement… je suis persuadé qu’il y avait beaucoup d’affabulations dans toutes ses histoires mais cela importait peu. J’avais croisé Yasuko/Momoe, un personnage d’Okubo.

Cédric Riveau
▲ Goto san, 61, grand malade – Shin-Okubo
Ma série de personnes âgées se terminait. Un peu après avoir rencontré Yasuko/Momoe, je croisais Goto san, complètement courbé, qui promenait ses chiens dans les rues microscopiques du quartier. Des rues où seuls les cyclistes et les piétons peuvent passer. Il accepta avec plaisir mais se mit à suer à grosses gouttes et je voyais son t-shirt gris clair devenir couleur charbon avec les minutes qui passaient. Je m’en voulais un peu mais ne pouvais revenir en arrière.
Prendre un maître avec son quadrupède est toujours un défi. Quand les animaux ne regardent pas l’objectif, le propriétaire oui et inversement. Je me concentrais donc sur Goto san car avec deux chiens, il m’était impossible d’avoir un cliché avec les trois regards vers moi. Tout le monde avait chaud sauf moi. Au mois de juin, il m’en faut un peu plus… Je ne souhaitais donc pas éterniser l’entrevue car mes trois modèles souffraient du soleil qui semblait les frapper de toute sa force.
Suite à un accident, il avait perdu le sens de l’équilibre, la balance de son corps s’était trouvée chamboulée et lui donnait cette courbe. Son corps tout entier reposait sur cette canne. Chargé de deux sacs et d’une laisse pour chaque chien à la main gauche, j’étais émerveillé de son courage. Il était allé faire quelques courses pour le déjeuner de tout le monde. Il me rassura aussi pour me dire que cela ne lui posait pas de problème. Il se forçait à sortir, peu importe la météo, pour ne pas crouler sous le poids de son corps malade. Bon d’accord, pas quand il y avait trop de neige. Du coup, la présence des chiens était une excellent raison pour se bouger. Il vivait avec sa femme mais il tenait à promener ses deux quadrupèdes pour faire de l’exercice.
Il était né à Edogawabashi où il avait habité pendant 50 ans. Il avait déménagé dans le quartier pour être près de l’hôpital, avoir moins de transport et surtout moins de déplacement. Il fut absolument ravi que je sympathise avec ses deux chiens.

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