Portraits d’octobre 2013

Portraits du jour
▲ 6 octobre – Megumi, 30, petit boulot – Yoyogi
J’étais de nouveau à un rassemblement thématique dans le parc de Yoyogi mais cette fois-ci pour Hokkaido. Il y avait du monde et je souhaitais bien évidemment trouver une personne originaire de cette grande île du nord. J’eus cette chance dès ma première victime.
Megumi avait sa boisson à la main et sirotait par petite gorgée, sans une vraie soif prononcée mais plutôt par réflexe. Je l’avais vue quelques minutes auparavant et me suis dit qu’elle accepterait. Il se dégageait d’elle quelque chose qui me poussa à lui demander et elle ne semblait ni pressée ni accompagnée ce qui rendait les choses plus simples. Je la perdis de vue. Trois-quatre minutes plus tard donc, elle était juste à côté de moi au moment où je me retournais. Je n’hésitais plus. Megumi attendait en fait son père qui fumait dans l’espace réservé aux sucettes à cancer comme j’en ai déjà parlé dans ma sélection d’octobre. Il arriva alors que je commençais à discuter avec mon modèle. Il lança un vague « Nani ? »(1) à peine articulé et Megumi, avec un rapide geste de la main, réussit à lui expliquer en moins de 10 secondes que je voulais la prendre en photographie et qu’il serait bien qu’il aille attendre ailleurs. Là-bas. Une affaire expédiée mais le plus gentiment du monde. L’homme s’éloigna donc sans poser de question, tout simplement, sans même manifester d’étonnement. Je m’excusais auprès de Megumi qui me dit que ce n’était pas un problème, qu’elle était contente de faire la photo.
Ils viennent donc tous les deux de Hokkaido et plus précisément de Muroran. J’étais très fier de lui annoncer que je m’y étais rendu cette année même et Megumi fut plus étonnée que contente de savoir que j’avais visité une telle ville où il n’y a rien. Le courant passait désormais parfaitement entre nous. Elle était heureuse de poser pour moi et j’avais passé quelques temps dans sa ville natale. Le festival de Hokkaido, c’était la première fois ! Elle trouvait l’ambiance sympathique. Sa famille avait déménagé sur Tokyo depuis pas mal d’années désormais et elle ne rentrait quasiment jamais. Sa mère n’avait pas voulu venir et avait préféré rester chez elle, tranquillement. Sans doute n’aimait-elle pas les grands rassemblements de la sorte où il y avait trop de monde. Avec son père, ils étaient venu dans un but précis : manger des produits locaux ! À en juger le gobelet en plastique vide qui avait contenu de la bière, sa bouteille de thé achetée peu de temps auparavant, ils avaient fini.
Pour le moment, elle accumulait les petits boulots et cela commençait à la fatiguer. Megumi prit un air un petit peu sérieux pour m’expliquer qu’elle cherchait un poste fixe, dans le secrétariat. Je lui souhaitais toute la réussite possible. Pas une seule fois lors de notre discussion Megumi n’avait abandonné son sourire et son visage joyeux. Elle fait partie de ces gens qui vous illuminent une journée et avec lesquels on ne s’ennuie jamais. Elle partit rejoindre son père et me fit un grand geste de la main en marchant vers lui.
(1) « Keskispas ? »

Portraits du jour
▲ 6 octobre – Eri & Atsushi, 24 & 29, service – Yoyogi
Au milieu de ce rassemblement dédié à Hokkaido, dans un carré vide de tentes de commerçants, des visiteurs se reposaient sur des bancs pour manger les plats qu’ils venaient d’acheter. J’y ai repéré Atsushi. L’immense gaillard maladroit et de travers était immanquable. Ses cheveux recouvert de gel formait un casque qu’un typhon de grande ampleur ne pourrait pas défaire. On avait l’impression qu’il avait découpé un carton noir avec des ciseaux pour imiter des cheveux. Avec son air de Neo dans The Matrix, l’homme joue avec son style le plus sérieusement du monde et chaque détail est pensé avec soin, des accessoires au costume, de la couleur de la chemise aux chaussures. À côté de lui se tenait la minuscule Eri toute joyeuse, toute heureuse d’être tranquillement avec son boyfriend. Il paraissait évident qu’Atsushi avait réussi à convertir Eri à son goût pour un certain type de bijoux. Elle en portait bien moins que lui mais ceux qu’elle arborait avaient le même style ou les mêmes pierres de couleur. Je fis aussi un cliché de leur deux mains tendues, tellement fasciné par une mode que je n’oserais jamais suivre.
J’ai tout de même attendu qu’ils finissent ce qu’ils mangeaient pour m’approcher. Atsushi n’en revenait pas. Il riait nerveusement de ma demande et se demandait s’il accepterait. Il regardait Eri qui le regardait. Eri semblait avoir déjà dit oui mais lui hésitait. Sa voix grave et son rire profond m’avait surpris. Des tics nerveux le parcoururent tout le long de la séance et de la discussion. Il était amusant de voir ce grand bonhomme qui s’affirmait pas ses vêtements être aussi gêné et embarrassé devant moi. Après trois ou quatre confirmations auprès de sa bien-aimée, il accepta et me demanda où ils devaient se mettre. Poser devant toutes les personnes qui nous entouraient ne fit qu’empirer son état de nervosité et je m’assurais qu’il parvienne à se décontracter en parlant avec lui, avec eux, en plaisantant, en faisant l’idiot. Cela finit par fonctionner et nous fîmes la photographie juste après qu’Eri raffermit le ton en lui demandant quelle mouche l’avait bien piqué. Elle découvrait un aspect de son petit ami qu’elle ne connaissait vraisemblablement pas et son regard n’exprima que davantage son amour pour lui.
Ils étaient ensemble depuis un an. Ils venaient de Yokohama où ils habitaient. Atsushi et Eri étaient arrivés au festival à 9h30 pour éviter la foule qui fourmillait maintenant entre les tentes. Ils avaient mangé des tas de choses et lorsque je suis allé les voir, ils s’apprêtaient à chercher un dessert. Un moineau qui s’était approché d’eux les avait retenus ainsi qu’un grand oiseau tout sec français avec un appareil photo. Après le dessert, ils rentreraient.
Au moment de la question fatidique de l’âge, Eri voulut absolument me faire deviner le sien. Cette contre-attaque de la part d’une femme japonaise est toujours extrêmement délicat car il est en fait question pour elle de connaître l’âge dont elle donne l’impression. Se tromper en la vieillissant est fatidique et vexant. Donner l’âge exact à un ou deux ans près est tout aussi vexant car elle comprend alors qu’elle ne fait pas aussi jeune qu’elle le souhaiterait. Lui donner un âge plus jeune peu lui faire plaisir mais si la marge est trop grande, la réponse ne semble pas sérieuse et on devient alors peu crédible. Une véritable impasse donc. Eri étant relativement jeune, je choisissais la deuxième option : son âge exact. Elle fut estomaquée. Elle avait l’habitude d’entendre qu’elle avait 18 ou 19 ans. J’avais réussi à gagner son respect en ne me trompant pas, j’avais passé le test… Tout cela se fit sur le ton de la rigolade bien évidemment car notre rencontre nous plaisait à tous les trois et nous parlions et riions de plus en plus fort au fur et à mesure que les minutes passaient.
La seule part d’ombre fut leur emploi : « On travaille dans les services. » Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? je ne pus le savoir.

Portraits du jour
▲ 6 octobre – Shoko, 24, accueil – Yoyogi
Pour terminer avec le festival de Hokkaido, je suis tombé sur une professionnelle du sourire, une personne qui est payée pour son sourire. Shoko fut telle que je m’y attendais. Une caricature de politesse, d’hypocrisie et d’ambiguïté avec une voix plus aiguë que la normale comme cela est imposé par on ne sait quelle autorité dans tous les métiers d’accueil du pays : il faut jouer dans les hautes octaves… La prendre en photographie ne posait absolument aucun problème, au contraire.
Elle avait été commissionnée par sa région natale pour le stand de l’office de tourisme. Si je lui expliquais que je m’étais rendu à Hokkaido, je ne connaissais pas Tokachi. Je n’eus d’ailleurs pas vraiment le temps de lui demander ce qu’il y avait à voir car elle se mit aussitôt à parler de langue étrangère. Elle voulait en apprendre une et me demanda laquelle serait la mieux. Etait-ce pour faire la conversation ? Etait-ce une vraie demande ? Impossible à savoir. Je lui parlais de ma langue bien évidemment mais lui conseillais plutôt l’anglais, bien plus utile à l’international ou avec les touristes qui venaient au Japon. Et même pourquoi pas le chinois ? J’ai bien essayé de lui faire prononcer deux-trois mots dans ces différentes langues mais ce fut compliqué. Elle n’osa pas, par modestie ou par fierté. Je voulus savoir si c’était aussi pour voyager ce qu’elle confirma. Elle n’était jamais allée à l’étranger et avait peu voyagé jusqu’à présent. Pas vraiment de voyage de fin d’études non plus car elle n’était pas allée à l’université.
Un peu plus proche de moi, elle se mit soudain à parler de mes yeux ! Leur couleur la fascinait. « ワァァー 目キレイ! »(2) s’écria-t-elle en me fixant. J’avais plutôt l’habitude d’une certaine intimité avant d’entendre ce genre de compliment. Une fois, un ophtalmologue – une femme – m’avait bien fait la même remarque mais cela reste « limité » à mes « copines » et non à une femme que je croise seulement quelques minutes dans ma vie. Cela lui faisait donc envie car contrairement aux teintes de cheveux qui permettent aux Japonaises de se distinguer de leurs voisines, changer de couleur d’yeux est plus compliqué. Il y avait bien les lentilles mais « C’était pas la même chose ! »
Shoko était à Tokyo pour quatre jours. Elle repartait le lendemain. La veille, le samedi, il avait plu et peu de monde s’était rendu au festival. Elle me confessa son ennui qui avait été balayé par la journée qui se déroulait à ce moment-là et qui voyait des milliers de visiteurs. Elle s’amusait bien, voyait plein de gens. Au bout d’un petit moment, elle finit par m’avouer qu’elle était quand même impressionnée par la foule. Elle n’en avait pas du tout l’habitude et « Vraiment, il y a beaucoup de monde à Tokyo ! »
(2) Ouaaaah, vos yeux sont canon ! »

Portraits du jour
▲ 25 octobre – Kazuo, 56, employé – Yanaka
Ce faisait longtemps que je n’étais pas retourné dans ce quartier que j’aime beaucoup. Très tranquillement, je marchais, je profitais de chaque seconde pour redécouvrir pour la énième fois cette rue commerçante qui traverse le quartier du nord au sud en longeant la station de Sendagi. Alors que je faisais des allers-retours pour faire des photographies, je finis par tomber sur Kazuo. Son style me plut. Il avait l’air détendu et sa casquette, ses vêtements lui allaient très bien.
Kazuo rentrait chez lui. Je ne sus cela qu’à la fin de notre entretien car il me demanda d’abord si cela prendrait du temps quand je lui demandais son portrait. Il me disait à demi-mots qu’il avait autre chose à faire et qu’il acceptait uniquement si c’était rapide. Il resta plus longtemps que je ne le crus.
Il vient souvent dans le quartier. Il habite « ailleurs » – je n’ai pas pu savoir où exactement – et vient à Yanaka pour retrouver les magasins qu’il aime bien ainsi que ses coins favoris. Ce jour-là, comme chaque semaine, il avait acheté des tsukemono(3) dans un endroit connu pour cela, un magasin un peu plus loin derrière lui. Pareil, je ne sus très bien où. Il en fut ainsi pour son travail. Il resta vague pertinemment. Il m’expliqua qu’il était « employé » (qui ne l’est pas ?) mais ne dit rien sur le domaine, la branche, etc. J’en déduis que Kazuo était très discret et qu’il préférait que les choses restent ainsi. Il était pourtant visible qu’il appréciait la discussion, qu’il s’était réjoui de poser pour moi mais quand à donner des informations personnelles, c’était une autre affaire.
Je réussis tout de même à savoir qu’il venait de Kyushu et mon enthousiasme pour sa région natale le ravit. Il était dans la capitale depuis très longtemps maintenant.
Juste avant de le quitter, je lui tendis ma carte de visite et je m’aperçus d’un élément important qui m’avait complètement échappé. Son bras droit n’était jamais sorti de la sacoche qu’il portait en bandoulière. Je vis une main handicapée et je compris tout de suite qu’il avait perdu l’usage de son bras. Je n’avais malheureusement plus le temps de lui demander comment cela était arrivé. Il me salua avec un grand sourire.
(3) légumes macérés dans du vinaigre

Portraits du jour
▲ 25 octobre – Kimio, aux environs de 70, retraitée – Yanaka
Je pensais avoir fini ma récolte pour ce jour-là mais c’était sans compter sur Kimio qui faisait la queue pour acheter des sushi. Comme elle était en vélo, je me suis dit que j’avais affaire à une mamie du coin et comme elle faisait ses courses, je m’en serais voulu de ne pas lui demander. Un peu embarrassée, elle finit par accepter devant mon insistance.
Je me mis en fait à lui parler alors qu’elle attendait sa commande et je lui expliquais que nous pouvions faire son portrait lorsqu’elle aurait récupéré le sachet qui contenait ses achats. Une fois acquis, elle le mit aussitôt dans le panier arrière de son vélo, prête à l’enfourcher pour repartir vers chez elle. Le parasol est celui du sushiya(4) mais le vélo est bien le sien. Une main sur le guidon, la photographie était prise.
Kimio habite un peu plus au nord, à une dizaine de minutes de là où nous nous trouvions. Les sushi n’étaient pas pour elle mais pour son fils. Elle avait terminé ses achats par cela afin de les manger le plus frais possible. Elle en achetait là très régulièrement parce qu’elle aimait ce magasin. Les produits étaient bons et elle le connaissait depuis longtemps maintenant. J’en profitais pour parler du quartier qu’elle avait connu enfant. Tout avait changé. S’il était simple de s’habituer aux changements graduels, lorsqu’elle repensait à quoi il ressemblait 60 ans plus tôt et aujourd’hui, il était méconnaissable me confia-t-elle. Beaucoup de magasins qu’elle aimait bien avaient justement disparu et elle était bien heureuse d’avoir encore celui-là. Son fils cadet serait bien content car elle lui faisait la surprise pour cette fois-là. Kimio avait deux fils. Si le cadet vivait avec elle, l’aîné avait pris son propre logement. Elle avait aussi une cousine qui habitait à New York. J’imagine que mon visage lui inspira cette confidence car je ne lui avais rien demandé. Kimio s’était rendue sur place et elle me dit qu’elle n’avait pas vraiment apprécié son séjour. L’ambiance de la ville ne lui avait pas plu ni les gens. Peu voyageuse, cette adorable mamie aimait le monde qui l’entourait, un monde à portée de vélo.
(4) magasin de sushis

4 comments

  1. Encore des bons clichés…
    J’aime celui de Kimio. Elégance et douceur. Bien fait d’insister…
    Bises
    Gilles

  2. Prolifique l homme ;-). A moins que tu ne souffre d insomnies, ta prose m epate. kazuo a un sourire vrai qui est bien rare et kimio est juste craquante, …ca conserve les sushis ! Bons baisers du pays du soleil absent !

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