Vivre un souvenir…

Billet rédigé le 7 novembre 2005 à Tokyo

Karate Kid 2

Il est parfois mieux de conserver ce qu’on a en mémoire plutôt que de revoir/revivre des choses qu’on tue en les refaisant. L’image qu’on en avait gardé se trouvant complètement anéantie par la dureté de ce qu’est cet objet dans la réalité. Réalité multiple qu’elle soit au niveau des détails, de sa réalisation, des associations faites ou autre. Les souvenirs sont parfois plus beaux que l’objet en lui-même, la mémoire faisant son travail d’oubli et d’embellissement. Proust l’a bien mieux décrit que moi. Combien n’a-t-il pas été déçu en retournant sur les lieux ou en retrouvant les gens qu’il côtoyait dans son enfance… et qui sont devenus complètement banals, insignifiants alors qu’il les revoit. Anéantissant ainsi toute la beauté que la mémoire avait su en tirer ou déformer.

Bien sûr, la possibilité d’avoir complètement oublié existe. La médiocrité aidant, il est mieux d’oublier. Cela se fait tout naturellement je pense. La mémoire étant ce qu’elle est, chacun parmi nous retient ce qu’il choisit à sa façon. Opération consciente à la suite d’une expérience minable. Quelque chose qui se rapprocherait de « Non mais qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Quel con d’avoir choisi ça ! » Opération inconsciente à la suite d’un drame. Quelque chose de plus difficile, voire d’atroce…

Mais alors et cette possibilité d’avoir oublié quelque chose d’important ? Un choc positif ? Une révélation ? Pourrait-on oublier un choc émotionnel alors qu’il fut positif ? Oublier est-il le bon terme d’ailleurs ? Se souvenir ne serait-il pas mieux ?
Oui. Dans la mesure où il s’est inscrit dans une continuité, dans le fleuve de sa propre vie. Mais n’est-ce pas angoissant d’oublier des choses positives ? Des choses importantes ?
Si. Mais que peut-on y faire ? Pas grand chose ou presque. Pouvons-nous compter sur les coïncidences pour nous faire revivre des moments enfouis au plus profond de nous-même ?
Cela signifierait-il qu’on n’oublie pas ? Jamais vraiment ? Pas vraiment, il faut le croire. La mémoire est comme un papier pH marqué à jamais par l’acidité du temps.
Mais alors pourquoi oublie-t-on ? Cela a quelque chose d’effrayant ! Si on se souvient, le choc ne risque-t-il pas d’être trop dur ?

C’est ainsi que j’avais complètement oublié Karate Kid. Ou presque. Il me restait certes quelques images. Comme les plus classiques que tous les gens de ma génération qui l’ont vu gardent en mémoire j’imagine.
– les techniques de Miyagi pour apprendre le karate (le poignet, lustrer…)
– le coup du héron qui terrasse l’adversaire à la fin.
Surtout des images de Karate Kid I en fait. Des images que j’avais d’une certaine façon peur de revoir. Comment apprécier les images d’un film qu’on a vu (aimé ?) quand on avait 13 ans… et qu’on revoit 21 ans plus tard… 21 ans… à 34 ans ! Il s’est écoulé plusieurs vies depuis. Comment peut-on comparer ce qu’on est quand on a 13 ans et quand on en a 34 ? C’est impossible ! Les différences sont plus puissantes que celles des années qui me restent à vivre par rapport à aujourd’hui.
Karate Kid 2 En ce qui concerne Karate Kid II, il ne me restait que la scène du début, où le primate américain qui sert de professeur aux jeunes, s’éclate les points sur les vitres des voitures. Autant dire, rien. Rien de l’histoire, rien des lieux ou des endroits.

C’est donc avec une certaine appréhension que j’ai revu Karate Kid I en me disant que de toute façon, c’était une de ces merdes des années 80 et que le travail de ma mémoire n’avait pas pu altérer la qualité déjà médiocre de ce film. Que s’il me restait si peu, au-delà de la raison du temps qui passe, c’est que c’était juste un film…
Je ne me sentais pas le courage de regarder le deuxième volet en me disant que le premier suffirait largement à ramener de petits souvenirs que j’oublierai peu de temps après… l’année prochaine… ou même déjà aujourd’hui…

Combien je me suis trompé. L’erreur est tellement colossale que je ne peux la nommer. Afin de lui rendre hommage et la porter sur l’autel de ma mémoire, je lui mets une majuscule, un article défini et de l’italique. L’Erreur.
La première coïncidence fut de regarder Karate Kid I quasi en même temps qu’un ami, James. En lui en parlant, sur le ton de la rigolade « Hé, pété de rire, je viens de me refaire Karate Kid I ! Trop fort ! » James m’as dit:
– <quote= »the>Karate Kid… je sais que le 3 est une mascarade mais le 2 se regarde dans la continuité.</quote= »the>
J’ai alors décidé de revoir ce « 2 [qui] se regarde dans la continuité ».

L’image du primate qui s’automutile est revenue comme prévue. Pas tout à fait à l’endroit où je l’attendais mais elle est revenue. Et puis, ce début trop long, où il ne se passe rien… où on sent le schéma manichéen caricatural et typique se profiler… où on se dit que le n° 2 n’est qu’une répétition du n° 1 avec des décors et personnages différents. Que la fin sera la même… « Ah tiens, il retourne au Japon ? Je ne m’en souvenais plus… Pfff, comme c’est un film ricain, ça a dû être tourné aux USA… Ah non tiens… Ah bon ?!… respect ! »
J’ai scruté chaque détails de l’aéroport, chaque panneau pour guetter les fautes, le faux… rien ! Si, une chose: les personnages qui parlent anglais… ou pire en ce qui concerne ma version (celle de mon enfance): en français !

Et puis la porte de la vieille maison de Miyagi s’ouvre… et Kumiko apparaît… « merde mais c’est vrai, il y a(vait) une jeune jolie japonaise dans ce film !… »Court circuit dans les neurones… colère de certains qui sont furieux que d’autres aient oublié. Excitations des derniers qui ne savent comment réagir à cette nouvelle. « Il commence à se souvenir de quelque chose que nous av(i)ons complètement oublié » se disent-ils. Et si ?… J’étais perturbé… il y avait quelque chose… impossible de savoir quoi. Mais ça venait. Une japonaise…
Et puis plus tard, on la retrouve… elle est là… je veux dire elle est là dans ma mémoire quelque part… mais c’est tellement loin… 19 ans pour ce n° 2 ! Elle réapparaît ! Une fois. 2 fois… Oui… ça y est! Bon sang mais c’est bien sûr ! J’étais complètement fasciné par cette fille quand j’avais 15 ans. Son visage rond, ses yeux bridés, ses cheveux longs, immenses… mais oui! J’étais amoureux fou! Comment avais-je pu jusqu’à oublier sa présence ?! La nier ?! Insupportable ! Et toujours pas d’image de ce qui allait se passer ensuite. Toujours le blackout comme de découvrir ce film pour la première fois. Mais une excitation et une euphorie montaient. Comme un tsunami d’une puissance inouïe! Plus grand encore que l’Erreur! De plus en plus proche…

 

« Ce film est une clé ». Une clé dans ma vie, dans l’érosion du lit de mon fleuve! « Serait-il lié à mon désir de l’Asie ? Du Japon ? Est-ce lui qui m’a fait venir ici ? Mais bon sang, comment ai-je pu l’oublier, le nier à ce point alors ? »
La vague de mes émotions arrivant, je réagissais de manière bien trop émotive à des scènes banales comme les retrouvailles de Miyagi avec Yukie, la mort du père… « Des larmes pour ça ?! Mais que m’arrive-t-il ?! » Ou encore des rires libérateurs de tension quand Daniel casse les 6 plaques de glace, quand il danse comme un fou avec Kumiko… « Mais c’est pas possible de réagir comme cela à des choses aussi bidons ?! Je retourne en enfance! J’ai à nouveau 15 ans devant mon écran ! »

Le tsunami approchait…
La danse traditionnelle avec Kumiko me faisait trembler sur ma chaise. J’ai retrouvé des gestes du Nihon buyou, cette danse traditionnelle que j’aime tant et que je vais voir régulièrement. Danser avec Kumiko…

Le tsunami…
Respirer comme Daniel. Comme je le faisais en sortant du cinéma à l’époque et que j’ai dû faire pendant les 2 pauvres journées qui ont suivi. Me concentrer et focaliser.

Impossible… je n’ai pas réussi… le tsunami m’est arrivé en plein visage… je l’ai vu venir, j’ai mesuré son amplitude et je n’ai pas pu bouger d’un iota… j’ai tout pris. La violence a dispersé mon corps… la violence a explosé les fines couches de mes boucliers émotionnels… tout s’est effondré, volatilisé!
La cérémonie du thé de Daniel et Kumiko. Les mains sur ma bouche pour retenir les sanglots. Les larmes coulaient (elles sont prêtes à couler encore) impossibles à arrêter. Chaque geste que Kumiko fait (au présent de l’indicatif pour l’éternité, pour mon éternité) je les connais par coeur. Je les ai faits. J’ai fait cette cérémonie du thé dans ma tête avec elle dans mes rêves les plus fous. Je les ai répétés, pratiqués véritablement au moins 4 fois depuis que je suis au Japon.

Le tsunami continuait de passer… interminable… les larmes, les (gros) sanglots, la salive transformée en bave pour l’occasion qui dégoulinait sur mes petites mains qui ne pouvaient retenir la force du raz-de-marée… Je pleurais (le mot convient à peine) comme rarement (peut-être jamais) je n’ai pleuré. Je pleurais devant Karate Kid II, vivant l’un des chocs émotionnels les plus importants de ma vie. Un retour du passé à la vitesse de l’éclair… une vague qui se préparait depuis 19 ans et qui a seulement mis 1 h 24, du fond de ces 19 ans (plus de la moitié de ma vie) pour m’atteindre de toute sa férocité.

Ce film est une clé. Il est l’un des piliers de ma venue au Japon. Il m’a épuisé comme aucun film ne l’a jamais fait. Je suis anéanti par le passage du Tsunami Karate Kid II. Et pourtant je suis heureux. Heureux d’avoir compris quelque chose enfoui depuis tout ce temps. L’amplitude du choc n’est que proportionnelle à la faille de l’Erreur. Cette Erreur que je maudis et vénère tout en même temps. Je la maudis de m’avoir laissé « de côté » pendant si longtemps. Je la vénère de m’avoir provoqué cette sensation rare, ce choc émotionnel, ce tsunami de 19 ans…

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6 comments

  1. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire intérieurement quand tu disais que tu pleurais en regardant KKII. ;o)

    Le début est très intéressant, l’oubli, finalement n’est peut être pas (seulement) un défaut ou une faiblesse de notre esprit mais une nécessité, voire un choix.
    J’ai aussi parfois la nostalgie du passé, et je dois faire un effort pour me rappeler que tout n’était pourtant pas rose, loin de là . Pourtant, la nostalgie persiste et ainsi que l’envie de revivre le passé. Je ne sais pas si ce « filtrage » (oubli des souvenirs désagréables, souvenir des choses agréables) est généralisé ou dépende des personnes.

    Peut être aussi que cette envie de revivre le passé est causée par une peur de l’avenir, de l’inconnu? On connait les désagréments qu’on a eu, on ne sait pas ceux qu’on aura.

  2. J’ai pas chialé en le rematant mais je crois que ce qui m’a vachement marqué moi quand j’étais gamin, c’est Gundam (version originale). Y compris la vision de l’amour assez complexe (je rappelle que c’est un dessin animé japonais de la fin des années 70) qui y est livrée (à  revoir : la rencontre de Lala, magnifique).

  3. Merci pour vos commentaires les gars! 🙂

    Et oui Stalker… KKII, y a de quoi rire! 😆
    Le processus de la mémoire est vraiment fascinant de complexité…

    jephro, pour rappel: tu m’as prêté le coffret de Gundam il y a 3 ans… et on en avait pas mal parlé ensuite… un beau moment ce DA! 😉

  4. la vache ta faillit me faire chialler toi , je suis un super fan de KK I et II pas pour le film en lui même mais plutôt aussi pour les souvenirs que ca me rappelle, l’envie de voir le japon me vient de la et toute cette fascination pour la culture asiatique, et même ma passion pour les Bonsa௠, j’adore aussi les BO car ca me propulse dans mon jeune temps ,
    moi le plus grand choc que j’ai eu question mémoire c’est une odeur de café qui ma foutu une claque de souvenir de mes 5 ans en Croatie , a la campagne!

  5. Merci Alex! 😉
    Intéressant ton histoire de café. Tu me rappelles Proust avec ses madeleines. On en parlera en octobre! 😀

  6. Pingback: Mes 10 ans au Japon - Cedric Riveau | Color Lounge

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