N – 1 (ou intermède)

[Histoire(s) – aparté – suite de K-7]

Le baiser frappe comme la foudre, l’amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsi qu’avant. Se souvient-on d’un nuage?
Guy de MaupassantPierre et Jean – chapitre V

Près des cieux… les nuages s’amusent…

Les nuages s’amusent…

Quand je travaillais à Marunouchi, je savais que j’allais déjeuner avec Nao et cela me réjouissait. J’allais passer un bon moment, nous allions penser à autre chose que le boulot, nous allions faire les fous, rire. Elle et moi vivions nos passions avec frénésie. L’un comme l’autre nous enflammions pendant nos rendez-vous et il n’y avait pas une fois où nous ne rigolions, où nous ne criions, où nous ne nous faisions des confidences. Les discussions partaient dans tous les sens, sur tous les sujets et nous attendions, impatients, les nouvelles suivantes – qui se transformaient en aventure – que l’autre allait nous conter et rire à nouveau.

J’avais croisé cette jeune femme durant la fin de l’année dernière, vers septembre je crois. Elle était devant le rayon des dvd français. Elle cherchait à en louer un. Voyant cette adorable jeune femme, dans cette boutique de location, cherchant des films français, je n’avais pu m’empêcher de l’aborder.
En version française, ça donnait quelque chose comme ça:
Au magasin de location de dvd…– Bonjour, je suis français!
– Euh… Bonjour…
– Enchanté.

– Euh… Enchantée.
– Vous cherchez un film français alors?
– Oui. Vous avez un réalisateur à me conseiller?
Elle venait de valider la conversation, je pouvais me lancer.
– Vous connaissez Patrice Leconte?
– Oui, j’aime beaucoup.
– Tout n’est pas intéressant mais il a fait quelques beaux films.
– Oui, oui. Je suis d’accord.
Tango?
– Ouiiiii. J’aime beaucoup.
– Ah! vous avez vu alors. Le parfum d’Yvonnes?
– Ouiiiiiii. J’aime aussi.
– Ah! vous avez vu aussi alors… Et Ozon?
– …
– Quelques films sont intéressants. La piscineSous le sable… Mais c’est vrai que c’est très inégal.
– Oui, je suis d’accord.
– Ah, attendez, il y a un réalisateur que j’aime beaucoup… ah zut, il n’y a pas de vidéo/dvd disponibles maintenant…
Je cherchais du Desplechin.
– La prochaine fois.
– Bon, il y a un autre film que j’adore. Vous connaissez Eric Rohmer?
– Ouiiii. J’adore!
– Ah bon?! Super. Vous avez vu Conte d’été? C’est mon film préféré de Rohmer.
– Non. Je vais le prendre alors.
– Vous me direz ce que vous en pensez.

Elle prit la vidéo. Pendant ces quelques minutes, j’avais été frappé par l’énergie et la vivacité qui émanaient d’elle. Elle souriait tout le temps. Elle faisait de grands gestes, bougeait beaucoup, parlait assez fort. Elle avait plein de petites manières délicieuses. Elle était charmante et elle avait réussi à me surprendre sur sa capacité à extérioriser ses goûts, honnêtement et spontanément, une chose rare chez les japonais de prime abord.
– J’ai un dvd de Desplechin si vous voulez. Je pourrais vous le prêter.
– …
– Tenez, voici ma carte.
– Ah merci. Voici la mienne.

Les demoiselles de Rochefort…Cela resterait-il un de ses échanges stériles de cartes de visite comme j’en avais vécu maintes fois? Les semaines suivantes m’apportèrent la réponse. Non. Il s’en suivit de longs échanges d’emails à un rythme élevé, parsemé de conseils cinématographiques. Le choc réciproque – car nous en avons parlé de nombreuses fois par la suite – fut de découvrir notre passion commune pour Demy et ses Demoiselles de Rochefort. Cette ode au kitsch et à la volupté du cinéma français que nous allâmes voir ensemble beaucoup plus tard, à la maison Hermès à Ginza, le film restauré en séance gratuite, au dernier étage de l’immeuble de la marque. Je m’étais attaché à ma chaise pour ne pas me mettre à danser en voyant Gene Kelly ou George Chakiris dont je connais les pas sur le bout des pieds. Cependant, nous ne réussîmes à taire notre enthousiasme et nous chantâmes en coeur à plusieurs reprises et avec des regards complices, des paroles que nous connaissons par coeur. Un grand moment.

Les coïncidences qui suivirent ne nous laissèrent pas indifférents. Elle parlait un peu français. Elle avait passé les premières années de sa vie à Paris. Nous étions voisins à Tokyo (10 minutes en vélo). Nommer cela une rencontre n’était pas exagéré.
Nous nous vîmes plusieurs fois par la suite, nos façons de mordre la vie à pleines dents nous avaient rapprochés.

Chez Nao…A quelques reprises, elle était venue à la maison et j’avais été invité plus d’une fois par sa famille. Ils m’avaient accueilli à bras ouverts sous les aboiements du caniche roux, le fils prodige de la maison. Le premier dîner m’avait sidéré. J’avais été le plus silencieux. J’avais l’impression d’être dans ma famille maternelle – cette famille nombreuse – au moment des grandes occasions, une vingtaine, avec les échanges qui ricochaient d’un bout à l’autre de la table, les enfants qui criaient ou pleuraient, les personnes qui s’énervaient sur des sujets politiques ou moraux. Seulement chez Nao, nous étions 6 plus le chien zigzaguant entre nos jambes. Nous parlâmes absolument de tout. De la météo comme des élections à venir. De la dernière exposition de Dali comme du temple Yasukuni. De la guerre d’Algérie comme du massacre de Nankin. De la dernière assiette acquise comme du nouveau travail du père. Je n’en revenais pas! Le tout dans des rires, des cris, des questions qui m’arrivaient de toute part et des sujets qui changeaient sans même attendre la fin d’une réponse. Le tout avec des hôtes qui ne restaient pas plus de 5 minutes assis. Le tout dans les réclamations du caniche pour déguster l’excellent repas qui avait été préparé pour ma venue. Exténuant comme un repas de famille. Comme là -bas dis!
A la maison, un jour, Nao était venue danser sur Devdas en imitant les gestes délicats de Aishwarya Rai qui papillonnait sur l’écran. Les crises de fou rires nous arrêtaient parfois et nous devions reprendre notre souffle pour continuer. J’avais aussi vaguement tenté de lui prouver mes talents culinaires dont la plupart de mes amis au Japon doutent. Comme si ne jamais manger chez soi ou plutôt ne rien avoir à manger chez soi pouvait signifier que la cuisine nous est un art inconnu, que mettre un oeuf dans une poêle relève de l’exploit ou que faire des pâtes al dente tient de l’ascension de haute montagne. Je lui avais préparé une quiche améliorée et une salade à ma façon. La soirée s’était terminée dans les exhalations éthyliques d’umeishu et je l’avais raccompagnée chez elle en raison de l’heure et de nos pas vacillants: il nous fallait être deux pour y parvenir…

Vue du 36e étage de Marunouchi…

A table…Nos déjeuners, pendant la semaine, étaient un de ces nombreux moments où nous parlions à tue-tête, fort, de tout et de rien. Ce jour-là , au trente-sixième étage de la tour Marunouchi, la tête dans les nuages qui jouaient les ornithologues, Nao se questionnait aussi sur son avenir. La veille, elle était allée au mariage d’une amie, encore un…
La pression sociale de nos pays développés amènent des tas de personnes à s’interroger sur leur retard (sic). Pourtant, les dix ans qui me séparaient de Nao me faisaient relativiser son inquiétude. Je la comprenais lorsqu’elle se demandait ce qu’elle allait devenir, si elle pourrait se marier, si elle pourrait trouver quelqu’un… Je ne connaissais que trop bien ce sentiment pour le vivre depuis toujours.
Je la rassurais en lui disant que ses deux meilleures amies n’étaient pas mariées non plus et qu’elle avait encore un peu de temps. Elle sourit à demi. Elle se sentait seule comme beaucoup de personnes à Tokyo et ses quelques tentatives de vie de couple ne la rassuraient pas. Sur ce point aussi, nous nous ressemblions.

– Je me souviens l’année dernière, à Tanabata, j’étais allée voir un client avec mon patron. Dans le hall d’entrée de la société, il y avait les branches de bambou pour y fixer les souhaits. Je voulais le faire mais n’osais pas puisque je travaillais. Mais mon patron, d’un seul coup, voulut écrire quelque chose. Tout le monde écrivit quelque chose y compris le client qui nous avait rejoint. Ensuite, chacun avait voulu regarder les souhaits des autres. Tout le monde avait écrit en rapport avec le travail « je voudrais une augmentation de salaire » ou « un gros bonus svp », etc. Quand on passa au mien, tout le monde s’arrêta en voyant marqué avec les grosses lettres d’un feutre épais « Je veux un petit copain! ». J’étais la seule à avoir rédiger un truc dans ce genre…
Observer Nao raconter ses histoires enrôlait les foules. C’était une conteuse hors pair qui courtisait l’audience qui dévorait les mots en attendant la suite et qui savait qu’elle allait s’esclaffer à un moment où à un autre à l’écouter.

Dans l’ascenseur qui nous ramena en quelques secondes à l’étage des fourmis affairées et vacant à leur occupation, nous parlâmes de notre prochain rendez-vous. Nous nous séparâmes. Je pris le train.

Le primate…Les ondes négatives commençaient à s’accumuler en cette fin de mois comme l’électricité au bout d’un paratonnerre avant que la foudre ne frappe. Un feu Saint-Elme agitait mes cheveux. Entre la fatigue du boulot, les nombreuses questions vis-à -vis de Kei et mes doutes… La foudre tomba à plusieurs reprises dans le train. En chemin vers le boulot, un primate en jeans, le badge de sa boîte au cou tel le bovin orné de son label breveté prêt pour l’abattoir, s’affala sur la banquette pour lire son manga en m’arrachant le bras au passage. Eu égard à mon gabarit, on ne peut pas dire que je m’étalais sur les sièges comme certains mâles qui ont besoin d’écarter grand leurs jambes afin de déployer leur appareil génital devant les compagnons d’infortune que sont les autres voyageurs. Non, vraiment j’étais à ma place! Je le dévisageais. Hypocrite, il se plongea dans son bouquin, l’air de rien.
Une profonde amertume m’envahit souvent en voyant le bipède moyen évoluer dans le milieu des transports en communs. Il se bat pour une place comme s’il s’agissait de sa vie, se précipite, bouscule et devient grossier au contact de la foule anonyme avant de disparaître, certain qu’il ne reverra pas les personnes dérangées. A croire que devenir con, malotru et primaire dans cet environnement leur permet de leur donner de la consistance. Comme si être grossier ou vulgaire leur donnait une preuve de leur réalité. Quelques stations plus loin, après le spectacle du primate en jeans, j’eus droit à celui d’une jeune truie (environ 30-35 ans) qui se précipita littéralement sur la place à côté de la mienne pour la voler à une femme bien plus âgée (50 ans peut-être) le tout en grognant comme si elle lui faisait comprendre qu’elle était là avant ou bien plus près de cette place et ainsi qu’elle lui appartenait…
L’anonymat, la foule des grandes villes appauvrit l’âme, étiole la conscience. Une grande tristesse me submergea face à cette médiocrité et je me réfugiais dans l’autisme de mes pensées. En me recroquevillant, je songeais à Kei pour fuir tout cela.

[à suivre]

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