K – 8 (ou Y – 3)

[Histoire(s) – suite de N – 1]

Posséder n’est rien, c’est jouir qui fait tout.
StendhalDe l’amour

Un Eden…

Comprendre
Le jour de la balade arriva. Enfin… Nous avions rendez-vous, Kei et moi, à 17 heures, à la sortie nord de la station de Daikanyama.

Dans la matinée, Yann me téléphona suite à plusieurs emails pour me proposer un rendez-vous juste avant le rendez-vous. Je le retrouvai à Shinjuku vers 15h30, une petite heure avant de voler vers Kei. Je le soupçonnais de chercher à mesurer l’amplitude émotionnelle dans laquelle je me trouvais avant ma rencontre. Le tête-à -tête lui-même ne me stressait pas. Je n’étais pas particulièrement nerveux ou inquiet. Non, ce qui se mesurait sans difficulté était mon attente. On la palpait et elle trahissait fortement mes sentiments. Le livre de mon coeur était grand ouvert et je l’exposais sans le vouloir à tout l’entourage.
Au café…– « Aimer, c’est montrer soi inférieur. » me jeta Yann.
– ???
– C’est de Stendhal. Les sentiments de Julien vis-à -vis de madame de Rénal…
(Après vérification, je constatais que le verbe « aimer » n’était pas dans la phrase. Elle venait du chapitre XXIV du Tome deux et la phrase apparaissait lors de la discussion de Julien avec le prince Korasoff alors qu’ils sont en promenade aux alentours de Strasbourg, Julien se posant des questions sur son avenir, ses sentiments entre Mathilde et Mme de Rênal.)
– Tomber amoureux est-ce montrer sa faiblesse?
– D’une certaine façon, il ne faut pas trop montrer sa passion.
– Montrer son amour est à éviter?
– Il nous faudrait beaucoup plus de temps pour discuter de tout cela!
Il se leva.

Je restais très perplexe et peu enclin à le croire. Dans le contexte du XIXe siècle, je pouvais éventuellement l’imaginer, mais plus au XXIe siècle. Quasiment 200 ans avaient passé depuis les propos de Stendhal, auxquels il fallait ajouter quelques révolutions des moeurs et quelques émancipations qui avaient plus de poids que 2000 ans d’histoire. Je demeurais persuadé que les femmes de notre époque ne cherchaient plus le phallocrate primitif que fut le couillu pendant des millénaires. (L’avaient-elles déjà cherché?) La demande pour se sentir en sécurité et protégée se maintenait sans doute mais se sentir aimer et voir un homme passionné et amoureux les touchait plus qu’autre chose à mon sens. Je n’étais pas disposé à être différent de toute façon. Ma féminité ne pouvait taire cette partie de moi qui voulait montrer sa passion et d’une certaine façon, selon Stendhal (Yann?) sa faiblesse. Qui plus est, étant souvent exalté, taire ma fièvre eut signifié refouler tout un pan de ma personnalité.

– Tu devrais lui proposer un petit voyage.
– Wow! Pas facile à placer ça!
– Je connais un moyen de passer la nuit avec elle de manière relativement honnête.
– Ah?!
– Tu as un bateau qui voyage de nuit jusqu’à l’île de Kozu
(Kozushima). Il part de la baie de Tokyo vers 22h et il arrive le lendemain matin vers 6h. Tu passes la nuit dans une grande salle de tatamis au milieu des pécheurs, des jeunes qui vont sur l’île. C’est bruyant, tu discutes avec tout le monde mais c’est une expérience intéressante. Tu oublies tout Tokyo! Tu rentres le soir même avec le même bateau. Tu dors pas beaucoup mais tu passes un moment agréable.

Accepterait-elle? Ou plus exactement, aurais-je le courage de lui demander? Si tôt? Eu égard au délais nécessaire pour formuler une simple (sic) invitation à dîner, qu’allait être celui pour un voyage?… J’allais y réfléchir pendant mon trajet jusqu’à mon lieu de rencontre, j’allais retourner l’idée dans ma tête pendant notre balade… je verrai…

– Shinjuku –
Le trajet était court. J’avais une petite marge quand je quittais Yann excité à l’idée d’aller faire de la savate dans son club de sports. J’eus payé cher pour le voir mais le temps me manquait… et entre arriver en retard à mon rendez-vous avec Kei et voir Yann dans un slip moulant lever la patte dans des efforts surhumains, le corps luisant d’une suée visqueuse, mon coeur choisit rapidement. Autant ne pas mourir d’une crise de rire qui a fortiori m’empêcherait de vivre le doux moment qui s’annonçait.
– Shibuya –
Je laissais partir de plein gré un train pour ne pas arriver quelque peu en avance, pour la faire attendre, pour me prouver ma pitoyable fermeté… qui allait s’effondrer dès que je la verrai.
La ligne Toyoko à  Daikanyama– Daikanyama –
Marcher doucement le long du quai. Guetter sa présence dans ce train. Ne pas la voir encore. Monter les escaliers. Traverser les voies. Attendre devant la sortie nord. Est-elle arrivée? Serais-je le premier? Jeter un coup d’oeil vers la sortie ouest. Ne toujours pas la voir. Passer les portillons automatiques. Ranger ma carte de transport. Remettre ma chemise dans mon pantalon. Tourner la tête vers la gauche. La voir!
Je n’étais pas le premier. Elle était arrivée par le train d’avant, celui que j’avais laissé partir.

Un sourire se dessina sur ses lèvres. En un clin d’oeil, je l’avais vue, j’avais discerné chaque détail qui composait ma Kei. Son très léger pull gris à manches courtes et son pantalon corsaire blanc laissaient miroiter le velouté de sa peau blanche. Chaque parcelle visible constituait une tentation, exhortait au plaisir. Ses joues légèrement rondes. Son cou délicat et fin. Ses bras suaves et effilés. Les courbes de ses jambes. Ses chevilles délicates. J’étais ébloui. En admiration.

– On y va?
– Ok!
– Tu connais bien Daikanyama?
– Oui. J’y ai vécu.
– Wow! Cool! C’est un super quartier pour y habiter.
– Oui mais c’est cher. Très cher.
– Comme beaucoup de super quartiers… Ta famille a changé de maison
[実家]?
– Non, non. Je vivais seule.
– Ho ho… une femme indépendante… Parfait!
me disais-je.
Une de mes craintes venait de disparaître d’un coup, comme par magie. Une jeune japonaise capable de quitter le foyer, loin de ses parents représentait une denrée rare. Combien vivaient encore chez leur parents – homme ou femme – en attendant de se marier… un jour… Combien parmi mes ami(e)s étaient dans cette situation? La plupart! Les parasite single comme les journalistes les surnomment ici… Mais surtout combien vivaient sous la pression familiale de ne pouvoir quitter le foyer que sous le label certifié-approuvé-marketé-vendu du mariage? Quasiment tous!

Les hélicoptères…Nous étions déjà en chemin. Je lui demandais de me guider puisqu’elle avait vécu dans le coin. Je connaissais déjà Daikanyama, je voulais découvrir ses petits secrets.
Une batterie d’hélicoptère de la télévision pour couvrir je-ne-sais-plus-quel-événement à Shibuya tambourinait le ciel. La rotation des palmes fouettait l’air et transformait la belle atmosphère de cette fin de journée en martèlement rythmé sur les tympans. Malgré leur hauteur, il devenait difficile de s’entendre à certains moments. Le raisonnement dans rotors dans l’air confiné des rues avait de quoi rendre fou sur la durée. En tant que simple français, je râlais. Kei trouvait aussi cela bruyant mais en simple japonaise ne disait rien.
Nous découvrîmes de petites rues montantes adorables. Aux balcons, des mamies rangeaient leur linge ou leur futon. Dans les bouts de jardin, des papys arrosaient leur plante ou bricolaient. Le temps était délicieux. C’était une de ces fins d’après-midi où la température encore agréable d’une fin de printemps et l’humidité encore faible par rapport à la saison des pluies qui n’allait pas tarder rendaient les balades possibles. Le soleil descendait doucement sur l’horizon et prenait son pinceau pour teindre les nuages de rose, orange, rouge et violet sur sa grande toile aux dégradés de bleu.
Le moment incomparable.
Croiser, dans des instants fugaces, son regard – soupir…, frôler son bras en m’approchant – contact…, la laisser s’éloigner pour mieux l’observer – te contempler…, me précipiter pour la rejoindre et la dépasser – attends-moi!, communiquer sans mot – harmonie, lui parler pour la faire rire – c’est quoi c’truc?!, lui montrer une belle chose – oh regarde!, lui raconter ce que j’étais – ma vie à l’étranger…, ce que j’aimais – …du chocolat en intraveineuse…, l’écouter – parle encore!
L’instant souverain.

Plus d’une fois je me retins de lui prendre la main, de glisser ma main dans la sienne, d’enlacer nos doigts, de sentir la chaleur de sa paume dans la mienne. Je repoussais ce moment. Il était encore trop tôt. Peut-être pouvais-je le faire? Peut-être pas? Je ne le faisais pas. J’attendais. Ne pas précipiter.

Plus tard, nous entrâmes chez un opticien.
– Ah tiens! Bonjour. Comment allez-vous? Je vois que vous avez toujours des lunettes de la même marque.
– Et oui! Je l’aime beaucoup cette marque.
– Il te connaît?
me demanda Kei surprise.
Chez l’opticien – Oui, je suis déjà venu, il n’y a pas très longtemps. J’avais retrouvé sans problème et voulais justement y aller avec Kei. Nous étions proches du restaurant et il restait encore un peu de temps. L’envie de faire les boutiques avec elle me démangeait. Qui plus est chez un opticien où je peux à peu près tout essayer.
– J’ai des lunettes qui vont vous plaire!
– Montrez-moi ça!

Commença le défilé de la collection été 2007 de la marque du magasin. Le vendeur m’apportait une paire, je l’essayais et défilais dans la boutique, en prenant la pause sous les applaudissements de Kei qui riait de certaines paires. Peu avant de partir, le vendeur se lâcha et sortit des montures de derrière les fagots… des papillons brillants, des fleurs, des flammes argentées ou autre les ornaient. Plus d’une auraient pu servir pour la prochaine Tokyo Decadance. Je jouais. Chaque monture amenait un personnage différent, une autre personnalité à l’image des facettes qui composent mon moi. Je faisais mon show et je me sentais bien. Tout le monde riait.

L’heure arriva. Nous sortîmes et nous dirigeâmes vers le restaurant un peu plus loin, sur le trottoir en face.

[à suivre]

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4 comments

  1. Je ne dirai qu’une chose :
    « Mais où sont donc les photos de Linou avec des papillons brillants et des flammes argentées sur le nez?? Mais où sont-elles donc?  »
    Je vous le demande….

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